samedi 24 novembre 2007

Nouveaux clivages, nouvelles boussoles

En une semaine de nombreux faits nouveaux ont pris place dans l'actualité sociopolitique française. Tout d'abord la sortie de crise sociale dans les transports, en second lieu la forme de la contestation étudiante, enfin les premiers indices de la construction d'enjeux politiques pour les consultations municipales et cantonales de mars prochain.
Les deux premiers points soulignent une forme renouvelée et redistribuée du réformisme et de la radicalité politique et sociale. Le tournant opéré par Bernard Thibault semble commencer à donner des effets, et l'on peut penser que la consigne de reprise donnée par la "CGT cheminots" dans les assemblées générales a été suivie parce qu'il reste une certaine culture d'organisation au sein de la centrale syndicale et surtout un intérêt clair à "sauver le navire". 2008 marquera peut - être, avec cette évolution, un palier de plus attestant la lente agonie du communisme français, celle ci se traduisant par l'autonomisation définitive d'un syndicat qui fut longtemps, quoi qu'on en dise, sa courroie de transmission. Sans doute faudra t - il constater un jour que ce tournant est aussi à mettre au bénéfice d'un réalisme hérité : celui qui enregistre facialement la réalité des rapports de force et qui ne connait que cette voie de rationalisation pour sa stratégie politique. Voila un beau thème à méditer!
Plus complexe à analyser en direct, comment comprendre les postures réformistes et radicales face à notre système droite - gauche. La bonne vieille clef de compréhension que notre maître à tous, le regretté René Rémond proposait, à savoir l'opposition entre parti de l'ordre et parti du mouvement demeure t - elle crédible? Comment penser ces revendications basées sur le refus de toute évolution d'un statut ou d'une institution? Comme si au dessus de tout çà planait une ambiance de peur, d'angoisse, de refoulement du risque. Comme si tous ces blocages voulaient exprimer un désir inconscient de repli sur soi, de refus de vie, de refus de sa propre expérience. Comme si un système sociopolitique avait enkysté les citoyens dans une position infantilisée dont ils ne veulent surtout pas sortir, peut - être par peur de découvrir leurs propres désirs. Voila, là aussi une idée à réfléchir, discuter et méditer!


Dans un registre tout à fait différent, les situations politiques se décantent à l'aube de l'entrée en campagne dans de nombreux contextes municipaux locaux. Il est encore trop tôt pour tirer un premier bilan. Néanmoins, je voudrais aujourd'hui vous faire part d'un étonnement : je ne cesse d'être décontenancé par le contraste entre un appareil socialiste grippé et refusant de "se soigner", et une situation de pouvoir qu'il n'a, à ma connaissance, jamais connu : les deux principaux organismes économiques mondiaux (OMC, FMI) ont à leur tête un membre du PS, 21 des 22 régions sont dirigées par la gauche, de même pour plus de la moitié des départements (DOM compris), les deux plus grosses villes de France (Paris et Lyon), de nombreuses communes de plus de 100 000 habitants dont le maire sortant socialiste semble en très bonne position pour renouveler son mandat. Vu comme cela, le PS doit il déprimer?
Ma réflexion est la suivante, tous ces éléments semblent militer dans le sens d'une réalité du pouvoir en France qui oppose d'un coté pouvoir local et pouvoir national. La "déprime" de l'appareil socialiste résulte évidemment de son échec présidentiel, donc de son incapacité à conquérir dans la phase 2006 - 2007 le pouvoir national, mais corrélativement, du coté du pouvoir local, il n'a, à ma connaissance jamais été aussi fort. Cela mérite aussi d'être relevé, dans une nation désormais décentralisée, c'est un atout à ne pas négliger.

dimanche 18 novembre 2007

Il y a mouvement et mouvement

En ce dimanche 18 novembre, la situation sociale, telle qu'elle nous apparait à travers les médias, semble particulièrement illisible. Et, effectivement, le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas simple!
Sans prétendre la rendre limpide, ce qui serait vraiment présomptueux, on peut néanmoins isoler quelques éléments pour s'y retrouver quand même.

1) Un premier point mérite d'être souligné : une mobilisation collective est toujours un moment où s'instaure un face à face entre "l'argument de la force" et "la force de l'argument". Pour le dire autrement, un conflit social est une phase où l'on considère légitime que s'exprime une émotion, y compris de manière forte. C'est bien cette tension "émotion" - "raison" qui est la caractéristique de ce qui se joue dans une mobilisation et qui tend à faire une distinction entre "qui craque" et "qui tient". Autrement dit encore, gagner à terme, c'est s'approcher le plus possible de ce qu'on estime, à froid, pouvoir obtenir, modulo, bien sûr, le contexte du conflit tel qu'il se déroule.
Dans le conflit SNCF-RATP, la scène de conflit serait simple si l'on pouvait la résumer à un duel entre les ouvriers d'un coté et leur patron de l'autre. En fait il y a au moins quatre, voire cinq instances à distinguer.
Tout d'abord, le gouvernement et sa réforme, là, on voit bien, son intérêt c'est réaliser sa réforme au mieux et agir de telle manière que le présent contexte ne se retourne pas contre lui en terme d'opinions.
Ensuite, les entreprises concernées sont des quasi - acteurs. Elles représentent bien des contextes particuliers dans lesquels se posent des problèmes de conditions de travail et de management spécifiques, mais leur marge de manoeuvre est très limitée car l'Etat est actionnaire majoritaire, voire unique, et les règles juridiques ne leur laissent que très peu d'espaces de négociation. Du coup, les intérêts de ces entreprises sont très hybrides : ceux d'un service public classique, mais aussi ceux d'une entreprise soumise à une logique de marché. On voit bien que le caractère profondément hybride de ces instances ne permet pas de les situer comme des pièces maîtresses dans la résolution de la crise.
En troisième lieu, il y a les centrales syndicales. Si j'osais, sans malice, une image, je dirais que le "marché syndical français" a deux caractéristiques : d'une part il n'est pas très dynamique, il n'attire pas beaucoup de "clients", d'autre part il est hautement concurrentiel. J'ajouterai volontiers qu'il souffre d'une phase de sédimentation originelle qui date de 1945 et qui englue sa capacité à se développer (cf. post précédent). Autrement dit, tout acte d'une centrale syndicale au niveau national doit s'analyser d'abord et avant tout comme un "sauve qui peut" institutionnel : "il faut sauver la boutique"! Ce point est essentiel car c'est à partir de lui que se crée un hiatus potentiel au sein de la mobilisation. Et ce hiatus est à la fois vertical et horizontal. Verticalement, il va se décliner avec les différentes branches du syndicat considéré, puis in fine, avec la base mobilisée, et ces trois niveaux n'ont pas forcément les mêmes intérêts, nous verront plus loin. Horizontalement, un hiatus est patent entre syndicats qui se disputent une très faible représentation des salariés. Cette concurrence, de plus, est faussée puiqu'elle s'instaure entre des acteurs de premiers plans, reconnus institutionnellement par le pouvoir - les syndicats représentatifs - et d'autres syndicats qui ne jouissent pas de ce label. Aussi n'est - il pas étonnant qu'on rencontre chez ces derniers soit des syndicats radicalisés, type SUD, soit des syndicats maisons, peu aguerris à la culture du conflit.
Quatrième catégorie d'acteurs : les branches syndicales. On voit bien, à travers la figure de M. Le Reste, responsable des cheminots CGT, qu'il y a quelque chose qui se joue de spécifique à ce niveau là. Sans mauvais esprit, ni intention maligne, un petit détour historique peut, sans doute expliquer l'importance de ce niveau d'organisation dans le système : en 1995, dernière grosse crise sociale de référence, qui était à la place de M. Le Reste? Réponse : M. B. Thibault. Autrement dit, au sein même de l'organigramme d'une centrale syndicale, le devenir personnel d'un responsable de branche tient à sa propre efficacité dans les mobilisations. Tout était homogène au sein de la CGT tant qu'il n'y avait pas débat sur son syndicalisme de rupture habituel. Aujourd'hui la mutation tentée par B. Thibault vers une CGT réformiste ouvre à M. Le Reste l'opportunité d'apparaitre visible et lisible par une base qui n'a pas fait son aggorniamento stratégique et idéologique. Il peut, au sein de sa propre centrale syndicale, se poser en s'opposant à B. Thibault. C'est sans doute ce fait là qui est la figure la plus innovante du conflit actuel.
Dernière instance, mais ce n'est pas la moindre, celle qu'on appelle parfois trop facilement "la base", avec un soupçon de distance qui ne sied point. Rappelons d'abord que ce sont des êtres humains, dotés d'une conscience, de revendications. Rappelons aussi, même si ce n'est pas très populaire, que faire une grève, ce n'est pas faire la fête! Rappelons qu'à terme, celles et ceux qui manifestent, bloquent, payent le prix de leur choix et qu'à la fin du mois leur salaire sera amputé. Ce ne sont donc pas des irresponsables. Ils peuvent apparaitre comme les plus sourds à la raison institutionnelle et politique, mais ce sont eux qui forment les troupes et la force de la mobilisation. Il en va donc de la légitimité des centrales syndicales d'éviter toute évolution vers des formes anarchiques et autonomes de la mobilisation. Mais les syndicats ont ils aujourd'hui les moyens de leurs fonctions? Cette question est centrale car c'est d'un contact non régulé entre une base mobilisée et des citoyens génés par le blocage que peut éclater une bombe.
Tout est là, la mobilisation, encadrée par des organisations syndicales prend une forme symbolisée, ritualisée ; le basisme, au contraire, c'est l'inconnu et l'improbable!

2) Du coté des étudiants nous en sauront plus très vite. Mais il me semble que le problème se pose de manière très différente. Tout d'abord, il y a dans l'opinion publique une sympathie naturelle pour les étudiants qu'on ne retrouve pas forcément envers les salariés. Dans nos représentations inconscientes, ils sont sensés représenter à la fois "l'avenir" et sont un peu "nos enfants". Ensuite, leur argumentation contre la loi Pécresse tape sur trois arguments assez judicieux : la représentativité au sein de l'instance dirigeante que sera le Conseil d'Administration des universités, la faiblesse des moyens engagés et, de fait, la rationalisation des filières qui se fera sur des logiques d'utilité économique et sociale.
Même si je crois que ces trois points, discutables, ne justifient pas une opposition radicale à la mise en œuvre de la réforme, force est de constater qu'il y a trois objections qui sont bienvenues et qui méritent d'être prises en compte.
Enfin et surtout, gare à un mouvement étudiant, gare à tout débordement d'autorité, le syndrome Oussekine plane dans les inconscients politiques. Face aux étudiants, le pouvoir est toujours plus désarmé (ou mal armé) que face à des salariés.

mercredi 14 novembre 2007

Les délices de la complexité sociale

La situation sociale que nous vivons me parait éclairer la complexité qui peut naitre entre un corps social qui a ses logiques internes propres et une représentation qui pose problème.
Je m'explique : il n'est évidemment pas question ici de contester le droit de grève, le droit syndical et le bien fondé de centrales puissantes agissant pour la défense des intérêts des salariés, y compris, si cela est nécessaire par le recours au blocage.
Le problème que rencontre aujourd'hui, et le gouvernement et les centrales syndicales est que, par leur histoire propre, l'interaction prend la forme d'un conflit alors que les deux instances, politique d'un coté, syndicales de l'autre, sont bien plus des partenaires, dans la réalité. En effet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et d'ailleurs sous l'égide du Général de Gaulle, s'est déployé en France une pratique des relations sociales qui relève de l'oxymore : le "paritarisme tripartite".
En clair, ce qui devrait être une relation à deux, celle qui s'instaure entre le patron et le syndicat est en fait une relation à trois. L'Etat interventionniste de 1945, devant agir pour la relance de l'économie a jugé nécessaire de s'investir dans les relations sociales, et les syndicats ont jugé alors profitable de jouer ce jeu. C'est alors qu'est apparu la figure du "syndicat représentatif", label qui donne à l'institution syndicale qui en profite, la capacité d'être, à la fois le défenseur d'une catégorie sociale contre le gouvernement quand il le faut, et le partenaire reconnu de l'Etat dans les organismes de gestion du système social (Unedic, Assedic, etc...).
Cette situation avait sa justification dans le contexte des années 50 et 60. Il a pu apporter un certain nombre d'acquis dans les deux décennies qui ont suivi.
Mais aujourd'hui, on a le sentiment d'observer un jeu symbolique entre le gouvernement et les syndicats qui relève d'un mécanisme bien connu en psychologie : préférer le phantasme au réel pour espérer en tirer un bénéfice secondaire, au risque de faire ultérieurement l'expérience douloureuse de la chute du phantasme.
Si je résume : la déclaration de B. Thibault (CGT), hier, acceptant finalement la négociation entreprise par entreprise, avec la présence d'un représentant de l'Etat, témoigne d'une perception du dialogue social où les syndicats se sentent plus en confiance avec la présence d'un représentant du pouvoir dans le jeu. N'y a t - il pas là une preuve de la faiblesse syndicale réelle qui plombe profondément le dialogue social en France. Au fond, tout se passe comme si les syndicats semblaient devoir se promener avec une "bouteille à oxygène" gouvernementale pour pouvoir poursuivre les actions conflictuelles ou mener à bien les phases de négociation qu'ils ont entamé.
De son coté, même si le modèle de l'Etat interventionniste n'est plus vraiment de mise dans une économie mondialisée, tout se passe comme si le gouvernement au risque du déni de la réalité, entre dans ce "bal", considérant probablement que son poids peut jouer un rôle et limiter, probablement, les risques induits par un conflits social en terme de notoriété.
En prenant du recul, on a ainsi l'impression d'assister à deux représentations théâtrales gigognes celle du paritatrisme tripartite qui n'a plus aucun sens et la scène du conflit social dans la rue qui oblitère, me semble t - il l'angoisse syndicale et gouvernementale : continuer à sembler jouer un vrai rôle sur le terrain social alors que le cadre de référence et la réalité des rapports de force a radicalement changé.
Encore une fois, ce conflit va peut - être aboutir à une négociation, mais probablement en utilisant l'agenda (les régimes spéciaux) pour expérimenter s'il est encore possible de donner le change (ne pas toucher aux règles de la représentativité syndicale et feindre de ne pas s'inquiéter du faible taux de syndicalisation) et finalement se rendre compte si des bénéfices immédiats peuvent être tirés de cette situation par le gouvernement et les syndicats.
Le problème est que le salarié (et le citoyen en général) n'est pas vraiment au coeur de ce qui se négocie réellement actuellement. Et cela est mortifère et pour les syndicats, et pour le gouvernement à terme.

samedi 10 novembre 2007

Souriez (jaune), vous allez être filmé(e)!

Il se passe toujours quelque chose dans la république sarkosienne. Hier, c'était l'annonce d'une commission sur la télésurveillance qui vient d'être créée à la demande de Michelle Alliot - Marie. Elle est présidée par le célèbre criminologue A. Bauer. Ce dernier a précisé que l'objet de cette commission était de faire la part entre la liberté d'aller et venir et le droit à la sécurité. A l'horizon de cette commission : le triplement des caméras de télésurveillance en milieu urbain, rien que çà!
Il me semble qu'une réflexion devrait être portée dans cette commission sur la frontière entre vie privée et vie publique. Et notamment le fait que cette frontière ne recoupe pas forcément celle, géographique, qui sépare espace public et espace privatif.
Pour illustrer cette idée, on a souvent dit dans la littérature que "l'air des villes rend libre". Qu'est ce à dire? Et bien que l'agrégation de population qui est la caractéristique de l'urbanité produit un effet dans notre perception de la relation à l'autre. Et donc a des conséquences sur ce que l'on pense, à juste titre, pouvoir s'autoriser, ou au contraire devoir s'interdire.
On parle bien sûr de l'isolement terrible de nombreux habitants des villes. Mais n'avez vous pas aussi, parfois, ressenti l'intense bonheur de se sentir libre au milieu d'une foule? En ce qui me concerne, je suis profondément provincial, mais aussi intensément amoureux de Paris. Jeudi dernier, j'ai encore ressenti cette étrange et fascinante volupté d'être seul vers 11h. du soir place Clichy, alors grouillante d'une vie intense et incroyable.
Au delà de ce type de sentiment, il y a, je crois l'impression profonde d'être au milieu de la vie sans être sous le regard de l'autre, sentiment qui, il faut bien le dire est plus rare dans une province où les relations et la notoriété sont plus rapidement construites et la proximité plus grande.
En bref, le droit à l'anonymat me parait être, en propre, un droit de l'Homme, au même titre que le droit d'être reconnu.
Quelque chose me dit que c'est plutôt là que se situe le problème que les partisans de la vidéosurveillance pourraient passer par "pertes et profits". Si je résume leur argumentation probable : "vous n'avez rien à vous reprocher, alors vous n'avez rien à craindre de la caméra". Mais le prisonnier qui n'a rien à se reprocher pendant la promenade n'a rien à craindre du mirador non plus! Et dans ce cas, il est vrai limite, le mirador est très visible. Avec la vidéosurveillance, la situation peut être encore plus insidieuse, car si certaines caméras sont visibles, le seront elles toutes?
Voyez vous, il m'arrive de temps en temps d'avoir envie d'embrasser quelqu'un dans la rue et que cette envie soit partagée par l'autre. L'idée qu'une caméra que je n'ai pas vue puisse ainsi voler cette tranche de vie me gène. En bref, sans sombrer dans la paranoïa, j'ai peur qu'une société urbaine panoptique (où l'on est regardé en permanence) trouble profondément une vraie liberté : le choix de la spontanéité. Pourrons nous être, dans un espace vidéosurveillé, cet être libre que nous propose d'être Sartre, débarrassé des rôles que nous impose l'espace social et qui sont un carcan déjà difficile à relâcher. Une remarque en passant, je suis fasciné par le fait que le père de "l'être et le néant" et les penseurs du libéralisme politique se retrouvent sur un point: la consubstantialité de la liberté et de la responsabilité. J'y reviendrai dans un futur post.
Pour moi la caméra nous rend moins libre et donc moins responsable. Attention à l'infantilisation croissante que génère l'évolution politique! La société de pouvoir nous emprisonne décidément dans une situation d'addiction et non dans celle de citoyens libres, autonomes et responsables. Non, décidément le Léviathan n'est pas mort. Continuons le combat.
Tiens, essayez donc de relire Foucault, il me semble que cela peut être un acte de résistance intellectuelle véritable. Il y a urgence!

vendredi 2 novembre 2007

Le Président et ses sous

Voila un bien beau cas de figure que l'annonce faite, ces jours ci, de la réforme du salaire présidentiel. Un vieil ami à moi, qui s'appelait Karl, ne disait-il pas que tout peut commencer par la revendication des ouvriers pour l'augmentation de leur salaire au sein de l'entreprise?
La boutade, outre le plaisir de la faire, il faut bien rire un peu, me semble renvoyer à un contexte idéologique qui a baigné la campagne présidentielle. La rationalisation des fonds publics passerait par une gestion proche de celle opérée, soit dans l'entreprise privée, soit dans le cadre de la situation individuelle (gérer son compte)!
Ce qui est là remis en cause, plus ou moins insidieusement, c'est la fameuse frontière entre le public et le privé, frontière qui, dans le domaine budgétaire et financier, se doit d'être étanche, sous peine d'être pénalement condamné.
Une réaction me vient : cette étanchéité, très française, remonte à un phénomène ancien, la prohibition canonique du prêt à intérêt. Au moyen âge et au début de la renaissance, l'influence du magistère papal commandait que l'argent ne soit qu'un moyen et non une fin. L'argent ne devait donc pas produire de l'argent. Seul le travail était producteur. Bien évidemment, il y avait des exceptions : les lombards et les cahorsins étaient exempts de cette obligation. Il y avait d'ailleurs, à l'époque, une forte proportion de juifs installés depuis des générations dans ces deux régions. Ne pouvant pas être artisans, ils se spécialisèrent dans les métiers du placement.
Je trouve très drôle que les autorités papales, interdisant le prêt et ne s'opposant pas clairement aux anathèmes portés contre les juifs (meurtriers supposés du Christ), ne se soient pas considérés comme tenus par leur propre règle, ils utilisèrent souvent les services de ceux envers qui ils portèrent, plus ou moins directement, l'anathème.
Il est vrai qu'un vieux principe du droit romain dit : nemo auditur propriam turpitudinem allegans, on ne peut se prévaloir de sa propre turpitude!
Même en ces temps de laïcité, l'héritage culturel demeure, et il nous saisit souvent par là où on ne s'y attend pas!
Corrélativement, je songe à une recherche biographique que j'ai réalisée il y a une dizaine d'année. Il s'agissait de retracer la vie d'un Lord anglais, Thomas Egerton, plus connu sous le nom de Lord Ellesmer. Tout se passe dans la première moitié du 17 ème siècle.
Cet homme, né d'une relation adultérine, donc bâtard et sans avenir théorique, va être pris en charge par une grande famille riche anglaise, les Grosvenore, qui vont, en quelque sorte, investir sur lui. Après un passage dans une Private School, puis à Oxford, il intègrera Lincoln Inn's Field, un des trois plus célèbres centre londoniens de formation juridique pour devenir avocat.
Puis il embrassera la carrière juridique et politique pour finir Master of the Rolls et même Lord Chancelor (l'équivalent de notre Rachida Dati nationale!). Au delà de sa réussite, on peut considérer son oeuvre juridique comme fondatrice de ce qu'on appelle encore aujourd'hui la common law (le droit commun anglo - saxon).
Durant cette épopée publique et politique, Egerton ne cessa de satisfaire en même temps ses intérêts privés, en favorisant les expropriations de petits propriétaires et en rachetant à vil prix leurs terrains. Il se constitua ainsi un véritable fief territorial. Il investit également dans l'équivalent anglais de notre Compagnie des Indes, etc...
Ce qui frappe dans la littérature anglaise, c'est le fait que "ce mélange des genres" ne choque pas, pire que tout cela est normal, voire remarquable.
Mon propos n'est pas de dire qu'un système est mieux que l'autre, mais de remarquer que nos systèmes juridiques et moraux sont le fruit de constructions historiques, donc humaines. Avant de juger, il me semble qu'il faut avoir cela en tête. Et je ne prêche surtout pas pour un quelconque relativisme.
Pour finir, je rêve d'un système véritablement démocratique où toute conception métaphysique de la société n'aurait pas d'influence dans l'espace public, et donc toute conception de nos règles de droit. En démocratie, les citoyens, ou leurs représentants devraient réfléchir incessamment sur le bien fondé des règles, et quand l'une d'entre elle est obsolète, oser en poser une autre.
Mais pour cela, il faut une haute conception de l'Homme, du social et de l'histoire. Espérons!